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[Le Maître du Haut Château] — Le Maître du Haut Château (The Man in the High Castle) est un roman écrit par Philip K. Dick et publié en 1962. Ce livre a été lu et cette revue est effectuée dans le cadre du challenge Winter Time Travel initié par Lhisbei sur le blog du Répertoire de la Science Fiction. Ce roman est évidemment un très grand classique de l'uchronie — ayant d'ailleurs reçu le prix Hugo en 1963. On le retrouve notamment listé dans Les 100 principaux titres de la science-fiction d'Annick Beguin (1981) ou encore plus récemment dans Le science-fictionnaire de Stan Barets (1994).

Synopsis

Hawthorne Abendsen a écrit La sauterelle pèse lourd quelques temps après la victoire et la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Ce livre a alors rapidement connu la censure à travers le monde. Il est totalement interdit sur tout le territoire du Reich évidemment, l'Europe de façon plus large et dans de nombreuses autres parties du monde, notamment les États-Unis, ou encore les États américains du Pacifique. Malgré cela, des copies circulent sous le manteau, voir même sont librement vendus dans l'État des Montagnes Rocheuses ou même dans l'archipel du Japon où il a suscité de vives discussions. Car ce livre intrigue et cela dans toutes les couches de la société ; tant les simples citoyens que les classes plus élevés issues du Japon ou de l'Allemagne Nazie. Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui rend ce livre si « dangereux » de l'avis même du consul du Reich à San Francisco ? Car il pose cette simple question : « Et si les Alliés avaient gagné la Seconde Guerre Mondiale ? »

Point de divergence

Franklin D. Roosevelt est assassiné en 1933 par Joe Zangara à Miami. Ainsi en 1940 est élu Bricker qui est un farouche isolasionniste. Tout en considérant la situation des États-Unis en déclin depuis la Première Guerre Mondiale, il n'aura pas la politique anti-nazie qu'aurait suivi Roosevelt et se laissera finalement débordé. Les États-Unis n'empêchent pas la prise des Philippines et de l'Australie par les Japonnais. De leurs côtés les Allemands prennent Malte et Rommel bat les Britanniques en Afrique du Nord. Ils ne peuvent donc pas envoyer des troupes en Turquie à la rencontre des restes des armées russes pour stabiliser la situation. Rommel a donc tout loisir d'opérer sa jonction avec les armées allemandes venant de Russie. Ils prennent alors le Moyen-Orient et le pétrole et font le lien avec les armées Japonnaises en Asie. En 1947, les Alliés capitulent.

Avis et remarques

J'avoue que j'ai eu quelques difficultés à me mettre à écrire cette review. Le livre est évidemment une lecture à conseiller, sans aucun doute. Mais les différents degrés qu'il implique sont tel qu'il serait vain d'essayer d'exprimer un avis véritable en quelques paragraphes. On pourrait sans conteste écrire pratiquement un mémoire sur le sujet, sans même encore avoir fait le tour à mon sens.

Tableau 1 : détail des notations sur GoodReads.com
(dump Fri Mar 03 00:03:29 UTC 2012)
rating frequency % #
5
 
25% 3724
4
 
38% 5571
3
 
27% 3948
2
 
6% 907
1
 
1% 193

Une des premières réflexions qui m'est venu est la différence d'approche entre ma lecture précédente, La Porte des Mondes (1967) de Robert Silverberg, et celle-ci. Tandis que dans le Silverberg nous sommes finalement à une place proche de celle du touriste, c'est-à-dire simple spectateur d'un autre temps, d'une autre culture, nous plongeons au contraire ici véritablement dans l'esprit des différents protagonistes. Nous sommes propulsés dans cette société de l'Est des États-Unis si différentes de ce que l'on connait et pourtant si familière. Alors que nous nous laissons glisser dans le voyage que nous fait faire Silverberg, Dick quant à lui prend le partie d'essayer de nous faire toucher de l'esprit, de nous intégrer à son histoire. D'une part en nous invitant dans les pensées les plus profondes des différents individus que nous suivons mais aussi en suivant leurs réactions aux situations qu'ils rencontrent. On se prend à essayer de comprendre la façon dont ils vivent, voir survivent dans ce monde ; comment la société s'organisent ; comment les relations sociales se nouent ; comment même la vision du monde qu'ils ont est d'une part muée par leur histoire différente mais comment cette dernière peut être radicalement différente de la nôtre. Alors oui les immeubles ressemblent à des immeubles, les routes à des routes et les voitures roulent sur des roues. On note aussi certaines différences telle que la présence de vélo-taxi ou même de l'immeuble du Nippon Times en plein centre de San Francisco.

Mais Philip K. Dick arrive à nous faire aller plus loin que ça. Il arrive à nous rappeler que les valeurs qui régissent nos vies et nos sociétés et que nous avons tendance à croire comme étant « normales » ou même « naturelles » ne le sont en réalité pas du tout. Ces valeurs sont le produit de notre société que nous intégrons à tel point qu'on finit par oublier qu'elles sont, d'une certaine manière, factices. C'est quelques chose que nous savons, dont notre intelligence à conscience mais qui, j'ai l'impression, nous échappe la plupart du temps. Il y a plusieurs exemples dans le livre, notamment les références récurrentes au Yi King orientale bien sûr, mais une particulièrement a attirée mon attention.

Depuis des décennies maintenant, nous entendons dire, notamment par nos dirigeants, que la « liberté », individuelle principalement, est un principe sans égal ou presque, et en son nom, certains même vont jusqu'à parcourir des milliers de kilomètres pour faire la guerre. La performance individuelle est mise en avant et la réussite sociale, par l'intermédiaire de l'argent entre autres, est le signe d'un accomplissement.

Seulement ces valeurs n'existent pas (ou peu) dans le roman de Dick. Pour la simple et bonne raison que c'est l'Allemagne Nazie qui a gagnée la guerre. Et pour elle la Nation prime sur l'individu, car c'est par elle qu'il peut le mieux s'accomplir en tant qu'être humain et qui tend à l'améliorer. Ces valeurs n'existent pas parce que le Japon a gagné et qu'historiquement dans les sociétés orientales le groupe prime sur l'individu.

Je trouve que nous en avons un exemple tout à fait frappant avec la seconde partie de la conversation entre Wyndam-Matson et Rita, sa maîtresse, au chapitre 5, après que celle-ci lui parle de La sauterelle. Après avoir revu l'Histoire et comment elle n'aurait pu tourner autrement, Wyndam-Matson termine son propos en expliquant en quoi l'économie du pays a pu renaître sous l'action d'Albert Speer, grâce à un fonctionnament coopératif poussé amenant à l'efficacité. Il critique alors la libre entreprise qui existe encore dans son coin de terre et qui entraîne un « terrible gaspillage », « Il n'y a rien de plus idiot que la concurrence économique ». Rita énonce alors qu'elle aurai eu beaucoup de mal à vivre dans les « camps de travail, ces dortoirs qu'ils ont dans l'Est » où le courrier est censuré et où les heures de lever et de coucher sont réglementées. Wyndam-Matson lui répond alors simplement : « Tu t'y serais habituée. Tu aurais eu un logement propre, une nourriture convenable, des récréations, des soins médicaux. Que veux-tu de plus ? Une bouillotte dans ton lit ? » En ce basant sur un autre système de valeur, ça paraît, à mon sens, tout à fait logique.

J'aurai pu prendre aussi comme exemple le racisme et la croyance en la suprématie d'un groupe d'individu sur l'autre. Par exemple, même sous domination japonnaise, Robert Childan est convaincu que « seules les races blanches sont douées d'une faculté de création ». Dans ses pensées, il continue : « Et moi, cependant, apparenté à celle-ci par le sang, je dois me prosterner devant ces deux-là. Pensez à ce que cela aurait été si nous avions vaincu ! Nous les aurions écrasés jusqu'à leur disparition complète. Il n'y aurait plus de Japon aujourd'hui ; et les États-Unis seraient la seule grande puissance qui rayonnerait sur le monde entier » (oui oui je sais bien mon exemple est mis à mal car, même dans notre monde, certains hauts placés pensent dur comme fer que « toutes les civilisations ne se valent pas »).

Ensuite je voudrais émettre une légère critique négative. Je dis légère parce qu'elle est purement subjective. Tout le long du livre on sent de la part de Dick un besoin de se référer aux États-Unis qu'il connait, aux valeurs qu'il connait. Pour la plupart des protagonistes, l'Allemagne Nazie est vue comme une abomination sans nom et quand l'un d'entre eux est pro-nazi c'est ou bien un bureaucrate soumis ou un tueur sans nom. Il met par exemple en scène la destruction probable, le génocide même de tous les peuples africains. Dans le même temps, il montre que cette Allemagne serait déjà arrivé sur Mars dans les années 1960 grâce à la puissance de l'atome et les évolutions successives des V2 ; mais il s'interroge : "Pourvu que les Martiens ne soient pas juifs" (je dois dire qu'elle est très bonne). De plus il n'est pas très objectif. Pointant les dérives incroyables de l'Allemagne Nazie, il exprime un certain respect pour la culture et la société japonnaise mais en ommettant totalement les génocides effectués par eux lors de la Seconde Guerre Mondiale et un peu avant et qui probablement auraient continués après.

J'aurai pourtant aimé qu'il "lache" totalement la bride. Alors qu'ici, il place son histoire sur la côte Est, sous domination certes, mais pas la pire, avec notamment quelques escapades dans l'État des Montagnes Rocheuses, qui a l'air d'être le dernier bastion du Pays de la Liberté. Je ne sais pas si c'est une manière de se rattacher à quelque chose de tangible ou bien le besoin pour lui d'exprimer clairement une comparaison entre les deux mondes. Mais je trouve ça personnellement un peu dommage.

J'aimerai finalement terminé cette review déjà trop longue, et pourtant qui ne développe pas le dixième de ce que j'aurai envie de dire, par la mise en abîme avec La sauterelle évidemment. Je ne vais pas rentrer dans de longs détails, sinon je suis devant mon éditeur de texte pour encore quelques heures. Non, juste pour mettre en avant le clin d'oeil de Dick, sa propre réflexion sur le travail qu'il est lui-même en train de faire, où il s'interroge sur l'appartenance de l'uchronie à la science-fiction. Je cite directement le bloc de texte, je n'ai pas envie de paraphraser :

[Paul et Betty parlant de La sauterelle]

— Ce n'est pas un policier, dit Paul. Au contraire, c'est un roman d'un genre intéressant, s'apparentant à la science-fiction.

— Oh non ! dit Betty, qui n'était pas d'accord. Il n'y a aucune science là-dedans. Ni aucune vue sur le futur. La science-fiction traite de l'avenir, en particulier d'un avenir où la science aura progressé par rapport à ce qu'elle est aujourd'hui. Ce livre ne remplit aucune de ces deux conditions.

— Mais, dit Paul, il traite d'un présent différent. Bien des romans célèbres de science-fiction appartiennent à ce genre.

C'est, je dois dire, une bonne question. En nous montrant un autre histoire possible, une autre façon d'être, une autre façon de voir, l'uchronie est-elle de la "science fiction" ?


Challenge Winter Time Travel.


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